Depuis des mois, on entend une petite musique répétée à l'envi par certains médecins, qui donne du grain à moudre aux groupes complotistes et conforte ceux qui ne veulent pas sacrifier une once de leur petit confort à l'intérêt général.

Raoult, Toussaint, Toubiana, la musique est la même :

L'épidémie est dernière nous

Il n'y a pas de deuxième vague

On fait peur pour rien aux français

La cerise sur le gâteau, c'est cette intervention d'un chercheur, docteur, épidémiologiste sur France Inter, le 11 septembre :

Prenons quelques unes des assertions de Laurent Toubiana :

La montée exponentielle du nombre de cas [...] : tout est mal nommé là dedans (1:10)

Nous ne sommes pas en guerre. C'est une épidémie qui est passée (1:55)

Nous sommes face à une épidémie qui maintenant se termine depuis 4 mois, et je suis prêt à rentrer dans le détail des chiffres (2:10)

Ah, tiens, là il commence à m'intéresser :)

Je suis allé voir les chiffres. Je voudrais pas faire une bataille de chiffres. (2:35)

Oh, c'est trop dommage. Mais sans se battre, on peut essayer de les regarder de plus près les chiffres, non ?

Faut être sérieux, lorsque on parle de chiffres, un épidémiologiste, un vrai épidémiologiste cherche quelque chose, contextualiser les chiffres que l'on donne. (2;54)

Avec grand plaisir.

Mais moi, encore une fois, je regarde les chiffres. Hier [ndlr: le 10 septembre, donc] il y avait moins 34 nouveaux patients hospitalisés, il y avait moins 17 nouveaux patients en réanimation. [...] Si vous voulez, on peut se balancer des chiffres autant que vous voulez, mais ça sert à rien. (3:30)

Ça sert à rien quand on ne comprend pas les chiffres, ou parce qu'on les manipule pour désinformer. Un nombre de nouveaux patients négatif, c'est plus que surprenant, c'est même impossible.

Ce qui peut être négatif, c'est le solde : nombre de nouveaux entrants (nouveaux malades) moins le nombre de sorties d'anciens malades de la première vague (massive) qui sortent après plusieurs mois à l'hôpital. Ça ne dit rien sur la dynamique actuelle des nouvelles admissions à l'hôpital. Mais je ne voudrais pas faire la leçon à un épidémiologiste qui prétend savoir contextualiser les chiffres.

La menace à l'heure actuelle n'existe pas, et on la fabrique plus ou moins avec des chiffres. (4:36)

Depuis trois semaines, il y a la menace d'une remontée exponentielle du nombre de cas. (4:46)

Une exponentielle c'est une courbe qui est monotone croissante, ça ne peut pas redescendre. (4:59)

C'est pas faux, mais une droite de pente positive c'est aussi une fonction monotone croissante. Et ça n'est pas du tout la même dynamique qu'une exponentielle. Ce qui caractérise une exponentielle c'est un doublement de la valeur à chaque fois qu'on avance en abscisse d'un certain intervalle constant T. Au bout de 1T, on a multiplié la valeur de départ par 2 (x2), au bout de 2T, x4, au bout de 3T, x8, au bout de 4T, x16, ... après 10T, on est déjà à x1024...

Aujourd'hui, ce qu'on peut observer, c'est que c'est pas une exponentielle, elle atteint un plateau. (5:05)

Ce qui est bien avec des affirmations pareilles, c'est que ça va être vite vérifié.

J'en oublie le reste de l'interview, où notre éminent chercheur mélange allègrement le taux de positivité des tests à l'instant présent avec le pourcentage de personnes contaminées depuis le début des tests pour en conclure que globalement le virus ne circule pas. Les épidémiologistes compétents apprécieront.

Les données hospitalières sur l'épidémie de covid-19, elles se trouvent facilement en ligne. On va donc partir des données hospitalières des nouveaux cas de covid-19 au 16 septembre 2020.

Le fichier contient les valeurs par département et jour par jour depuis le 19 mars 2020 de :

  • Nombre quotidien de personnes nouvellement hospitalisées
  • Nombre quotidien de nouvelles admissions en réanimation
  • Nombre quotidien de personnes nouvellement décédées

Une petite manipulation pour sommer l'ensemble des départements permet d'avoir les chiffres au niveau national. Si on affiche l'évolution des chiffres bruts quotidiens des hospitalisations (en vert), des admissions en réanimation (en bleu), et des décès (en rouge), il y a une forte modulation hebdomadaire (moins d'admissions les week-end). Et on voit clairement que la vague épidémique de mars-avril-mai domine largement les statistiques.

Données hospitalières covid19

Pour mieux voir les tendances, et s'affranchir des fluctuations hebdomadaires, il suffit de faire un lissage par une moyenne glissante sur les 7 derniers jours écoulés.

Données hospitalières covid19 lissées

Si on regarde de plus près l'évolution sur les deux derniers mois seulement, voici la tendance :

Données hospitalières covid19 2 mois

On a réduit l'échelle verticale, mais le nombre de nouvelles hospitalisations quotidiennes (vert) est passé en deux mois de moins de 100 à plus de 400, les nouvelles admissions en réanimation (bleu) ont augmenté de 10 à 70, et les décès (en rouge, qui ont 2 à trois semaines de décalage par rapport aux admissions en réanimation) d'environ 10 à 30.

Est-ce que ces courbes ressemblent à un plateau? à une épidémie qui se termine? ou bien au début d'une deuxième vague?

Et sont-elles vraiment incompatibles avec une progression exponentielle comme l'affirme notre épidémiologiste ?

Il suffit pour cela de regarder si l'on peut ajuster une fonction exponentielle sur les points observés. Regardons ce que donne une fonction de la forme f(t)=a+b exp( (t-to) /c ) ajustée sur les courbes, en prenant to=16 juillet comme date de référence. En plus, en bonus, on aura la valeur de c qui caractérise le rythme de progression, et donc le temps de doublement de l'exponentielle (T=c.ln(2)) si c'en est une.

covid-recent-fit.png

N'en déplaise au professeur Toubiana, les données hospitalières des deux derniers mois en France sont parfaitement décrites par une deuxième vague exponentielle de l'épidémie de covid-19. L'ajustement donne une valeur du temps caractéristique c obtenue indépendamment mais cohérente, entre c=15 et c=16 jours pour le nombre d'hospitalisations et d'admissions en réanimation. Ce qui veut dire un temps de doublement T entre 10 et 11 jours. Il y a une incertitude plus grande pour le T associé au nombre de décès (T=9 jours dans l'ajustement ci-dessus), mais compatible avec le T des deux autres indicateurs, au vu des incertitudes statistiques.

Puisqu'il n'y a sur les deux derniers mois aucun signe de déviation de cette tendance à la reprise exponentielle de l'épidémie, on peut facilement extrapoler à court/moyen terme ce que l'on peut craindre si la tendance se poursuit à l'identique.

Et malheureusement ça oblige à changer drastiquement l'échelle verticale.

Extrapolation de la tendance actuelle à fin octobre

Pour plus de lisibilité avec les tendances exponentielles, c'est mieux d'utiliser une échelle logarithmique pour les différents nombres, c'est plus lisible. Donc voici le même graphique en échelle log :

Extrapolation de la tendance actuelle, échelle log

Si aucune mesure ne vient enrayer cette tendance, on serait revenus fin octobre 2020 à 900 admissions quotidiennes en réanimation et quelques centaines de morts par jour. Pour resituer cette tendance par rapport à la première vague, on peut regarder l'ensemble des données avec la continuation de la tendance des deux derniers mois.

Première et deuxième vague ?

35 chercheurs, universitaires et médecins ont récemment signé une tribune où ils affirment :

[Nous sommes] confrontés à une épidémie qui a causé 30 décès le 9 septembre, contre 1438 le 14 avril. La situation n'est donc plus du tout la même qu'il y a 5 mois.

Ceux qui comprennent comment évolue une croissance exponentielle remarqueront pourtant que la situation actuelle ressemble furieusement à celle d'il y a tout juste 6 mois ! La principale différence est que l'ensemble des mesures barrières a permis de freiner la vitesse de progression : on avait un temps de doublement T de 3,5 jours en février-mars, contre T=10 ou 11  jours aujourd'hui.

Cette petite étude rapide ne prétend évidemment pas annoncer avec certitude de quoi l'avenir sera fait. Et je souhaite vivement que l'avenir proche ne soit pas aussi sombre que la tendance actuelle ne le laisse envisager. Mais il n'y a pour le moment aucun signe indiquant un retournement de tendance. Et les chiffres hospitaliers démentent formellement l'absence de deuxième vague, ou une fin de l'épidémie comme certains s'obstinent à le marteler dans les médias.

Pour finir, reprenons une dernière réplique de Laurent Toubiana dans son interview :

Je ne dis jamais que les gens mentent, je dis simplement qu'ils ne sont pas sérieux avec les chiffres (6:33)

Que je m'empresse de lui retourner.